Bolwerk et Baraka, deux tiers-lieux de la région frontalière
À la fin des années 1980, le sociologue américain Ray Oldenburg a introduit le concept de troisième lieu, précisé plus tard par le Suisse Antoine Burret en «tiers-lieu», où les gens peuvent séjourner et se rencontrer, en dehors du domicile et du lieu de travail. Dans les tiers-lieux, différents groupes peuvent se réunir autour d’un projet commun. De part et d’autre de la frontière franco-belge, ils semblent sortir de terre comme des champignons. Nous vous présentons deux d’entre eux.
Les tiers-lieux sont par excellence des espaces de rencontre et de créativité qui correspondent précisément à ce que le philosophe néerlandais de la culture Thijs Lijster appelle les meenten (biens communs). Ils se distinguent de l’espace public, qui reste toujours sous le contrôle de l’État et est régi par l’exercice d’une autorité supérieure.
Les tiers-lieux constituent un «espace seuil», à la limite entre l’intérieur et l’extérieur, le public et le privé, entre différentes sphères de la vie et des parties de la ville. Ce sont des espaces ouverts à des formes très différentes de «faire» ensemble. Travailler, apprendre, se rencontrer, manger, concevoir des projets artistiques, pratiquer l’agriculture urbaine, l’économie collaborative, les fab labs, …
La palette est très diverse. Les tiers-lieux sont des espaces de cohésion sociale, d’émancipation par des initiatives communes qui viennent du terrain. Ce sont des endroits physiques où les expériences et les rencontres réelles ont un rôle central, comme contrepoids à notre monde en grande partie rendu virtuel. En même temps, beaucoup de ces tiers-lieux peuvent se développer justement grâce à la digitalisation et aux réseaux sociaux en ligne. Un espace de «cotravail» fonctionne différemment d’un restaurant coopératif, un projet d’apiculture urbaine a un autre public cible qu’un fab lab ou qu’un atelier artistique.
Donner place aux rencontres et à l’étonnement: Bolwerk
Bolwerk, installé à Courtrai, est un havre culturel qui déclare miser sur la création, la rencontre, l’étonnement et l’écologie. Le grand entrepôt d’une ancienne usine textile à la lisière d’une zone industrielle est un peu caché entre un quartier résidentiel et le canal Bossuit-Kortrijk.
La dynamique contagieuse de Bolwerk est tapie derrière un grand portail de bois. Quand Ruben Benoit, cerveau, animateur et moteur de Bolwerk, ouvre la porte, nous entrons dans un univers insoupçonné. Un bar d’été qui attend des jours plus secs, un petit verger et, dans le grand hall, l’atelier. Ce lieu de fabrication est le cœur de Bolwerk où naissent les idées et les projets et où ils sont réalisés avec des matériaux tangibles. Le plus souvent de manière artisanale, sous la conduite experte de Servaas Benoit, frère de Ruben.
© Cramakamarky
En 2005, un premier projet jeunesse expérimental est né ici avec l’atelier visuel, le Cirque de volonté. Soixante jeunes ont créé un spectacle de cirque nomade et musical. Une fois l’entrepôt acquis (temporairement) avec l’autorisation de la ville de Courtrai, les choses allèrent vite. «Nous voulons avant tout être un lieu où les gens peuvent s’adonner à des activités techniques et artistiques, où des choses sont faites pour la communauté. Nous avons réalisé quelques grands projets sur commande», raconte Benot. «Mais, pour le moment, nous nous consacrons à nos propres projets.» L’attention portée au métier, à la technique et à la récupération de matériaux est essentielle pour Bolwerk.
Les tiers-lieux sont des écosystèmes inclusifs qui donnent de la résilience à une société dans les crises que nous endurons aujourd’hui
La signature est clairement no nonsense, esthétique, fonctionnelle et durable. Comme le bar à l’étage, le système de récupération d’eau, les projets de terrasse et d’un lieu de résidence pour artistes et collectivités. Les jeunes organisent ici des événements comme un marché vintage, une exposition graphique ou un DJ set. On y trouve aussi une forge, une artiste textile y a son atelier et, chaque week-end, il y a quelque chose à découvrir, dans une attraction ou dans le domaine culinaire. Comment les frères Benoit arrivent-ils à réaliser tout cela?
«Nous sommes entourés d’une communauté en croissance constante. Indépendants, bénévoles, créateurs professionnels ou experts… Les jeunes viennent aux activités du Jongbloed par curiosité. Nous les appelons modules d’atelier et non ateliers libres. Ce que nous fabriquons est ‘pour de vrai’. Cela garantit engagement et implication. Ainsi se développe tout doucement un écosystème de soutien réciproque et d’expertise où l’expérimentation a une place.»
Rencontre et étonnement: Bolwerk veut leur offrir de l’espace en étant une oasis colorée dans une zone industrielle grise. «Il est sympa de voir les salariés des entreprises environnantes venir boire une pinte le vendredi, être curieux de notre fonctionnement et venir ici pour un teambuilding ou un fotoshoot.» Un projet d’aménagement de prairies fleuries sur les terrains des usines assure la composante écologique. Ainsi, les résidents locaux et les personnes travaillant alentour peuvent profiter du jardin, de jeunes apiculteurs gèrent des ruches et des jeunes vulnérables sont impliqués dans l’entretien au travers d’organismes sociaux. L’accès au chemin de halage longeant le canal attire le cyclotourisme.
© S. Desmet
Bolwerk a déjà rassemblé les énergies pour une université d’été de l’Eurométropole, groupement européen de coopération territoriale (GECT), et le contact existe avec des lieux de création similaires. Benoit souhaiterait travailler avec des partenaires français dans l’avenir, mais, pour l’instant, il affiche plus que complet. Le plus grand défi? La capacité de tout mener à bonne fin. Le réseau est étendu, mais il est difficile de trouver des collaborateurs permanents (et de les payer). Observer des pauses et se protéger de son propre enthousiasme – Benoit en sait l’importance. «On ne va plus dire oui à tout. Garder sa concentration et ne pas perdre le rêve de vue, c’est très important.» Bolwerk a récemment poussé un soupir de soulagement, maintenant que le feu vert a été donné par la ville de Courtrai pour pouvoir développer durant la prochaine décennie ce lieu unique comme base de départ et espace where the magic happens.
Interaction et connexion: Baraka
La localisation de Baraka, aussi, est peu évidente pour un tiers-lieu. La ville de Roubaix est confrontée à un taux de chômage élevé. Dans les rues latérales des prestigieux boulevards, les petites maisons mitoyennes semblent désolées. Le Trichon est traditionnellement un quartier populaire, mais avec une population jeune. Quand vous l’explorez, vous arrivez soudain à un jardin clos. Curieux, vous ouvrez le portail et même par une journée d’hiver pluvieuse et froide, ce jardin communautaire procure une sensation chaleureuse. Cet îlot de verdure, pourrait-on dire, a été sauvé grâce à un mur d’usine classé, rendant le terrain contigu inintéressant pour les promoteurs.
Ainsi cette friche se développe-t-elle en jardin communautaire où s’épanouissent plantes et fleurs, légumes, fruits, rêves et plaisir. En témoigne le bâtiment d’angle au bardage de bois qui surveille le jardin avec bienveillance: Baraka. Le bâtiment est remarquable, il est en bois et l’isolation des murs a été réalisée en paille. Une toiture végétalisée, un balcon garni d’herbes aromatiques et une végétalisation future en façade font de Baraka un attrape-regard dans le morne décor urbain. Le restaurant coopératif est le hub du quartier. Pierre Pecqueur coordonne ce restaurant qui utilise des produits bio, locaux et abordables. À l’étage supérieur, on trouve un espace de travail en commun et un espace de réunion confortable où d’autres associations se posent volontiers.
On ne vient pas à Baraka seulement pour se garnir l’estomac. C’est un endroit où manger, partager, travailler et à partir duquel façonner un monde (bio)divers et solidaire. Ici se construit une utopie très concrète, une transition qui prend forme dans le fonctionnement quotidien par l’interaction partagée et le lien entre les personnes et les structures.
© Baraka
Une chose possible et nécessaire en des temps incertains. Beaucoup de gens qui éprouvent des difficultés sociales font à nouveau, ici, partie d’une communauté. «Mais Baraka n’est pas un restaurant social», fait remarquer Pecqueur. «Les repas frais et de qualité ont un prix. L’activité soutient le réseau autour du Trichon et le quartier acquiert un visage. Toutefois, il demeure difficile d’amener aussi au jardin la diversité de l’habitat environnant. Pour cela, nous collaborons avec des associations qui travaillent plus étroitement avec la communauté.»
Pecqueur ne veut pas lutter contre le capitalisme. «Cela n’a pas de sens. Ce que nous faisons ici, c’est concevoir et tester des alternatives à la marge. Il est politiquement important que l’initiative se maintienne hors du système de profit et d’actionnariat. Coopérer, c’est s’inscrire dans un système démocratique, être engagé.» Pour Pecqueur, il est important que des initiatives culturelles ou éducatives aient leur place à Baraka. Des soirées musicales, une exposition avec des œuvres d’artistes locaux, des livres et des conférences… Baraka est beaucoup plus qu’un simple resto.
Existe-t-il un risque de voir la politique délaisser certains défis sociaux, mais compter sur les tiers-lieux pour combler les trous dans le tissu urbain? Pecqueur ne s’en préoccupe pas trop. Il croit aux vertus de l’aspect spontané, grassroots de ces initiatives. S’il y a peu d’argent public en jeu, il n’y a pas d’attentes ou d’exigences à satisfaire non plus. Place à l’énergie et à la créativité. Mais, occasionnellement, la réalité remet les pieds sur terre aux idéalistes. Le restaurant d’origine occupait les trois niveaux. On avait installé un monte-plat, du personnel de salle avait été recruté. Mais ce fonctionnement était trop lourd pour la structure qui devait le supporter. Exactement comme à Bolwerk, des choix furent faits et on revint à une échelle viable.
Relativisant, mais puissant
Baraka et Bolwerk
ne craignent pas le danger de gentrification que courent certains tiers-lieux qui ont trop de succès. Bolwerk
bénéficie de sa situation atypique et Baraka tout simplement de la nature de la ville.
Les tiers-lieux ont un penchant commun vers un monde plus simple, moins virtuel, plus solidaire, qui soit plus durable et collectif. Ce sont des lieux holistiques où le futur proche se dessine déjà, des écosystèmes inclusifs qui donnent de la résilience à une société dans les crises que nous endurons aujourd’hui. Comme un antidote à la vitesse, à la compétition et à l’individualisme dominants. Ruben Benoit: «Nous n’avons pas besoin de clamer notre critique de la société. Elle se montre de manière constructive dans ce que nous faisons ici.»
Baraka et Bolwerk ne craignent pas le danger de gentrification. Bolwerk bénéficie de sa situation atypique et Baraka tout simplement de la nature de la ville
Pierre Pecqueur est un peu plus explicite et aussi plus prudent. Quand je lui demande si le réseau en plein développement des tiers-lieux lui donne l’espoir qu’une transition progressive vers un monde plus durable s’annonce, il est concis. «Non. Nous vivons dans un pays où Macron est au pouvoir, avec le fascisme aux trousses. Je ne peux pas être optimiste. Mais nous ne devons pas vouloir changer le monde entier d’un coup. Mieux vaut travailler localement, c’est la dimension que l’on maîtrise. Le reste … ». Il hausse les épaules, mais déclare résolument: «Ici et maintenant, on est là.»
Une opinion relativisante et en même temps très forte qui s’impose par sa simplicité. En quittant le quartier, je vois soudain qu’elle figure aussi sur la grande fresque du jardin partagé. «Vivons simplement mieux, ici et maintenant.» Les tiers-lieux: une école du possible, ici et maintenant.